Amajyp

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37ème lettre fictive du poilu Emile Sempoudrio

Monsieur le curé,

 

La peur ! Qui sait ce que c’est… la peur.

 

Il faut être confronté à d’horribles situations pour savoir ce que c’est que la peur. Et d’abord sait-on ce que c’est la mort ? Lapsus, Monsieur le curé. La peur.  Sait-on ce que c’est la peur ?

 

Au premier chef, pas le mien, Monsieur le curé ; effectivement, je dirai la mort. La mort est une peur ultime, la dernière peur d’un corps.

 

Pourtant, j’en ai connus, Monsieur le curé, dans les tranchées et dans les hôpitaux, des gars qui l’appelaient, la mort, de tout leur souffle, de tous leurs vœux. Une mort rapide et précise, qui les délivrerait de ces enfers de premières lignes, de gaz, d’obus, de famine, de rats voraces, de doutes et de monstres du sommeil.

Mais avant la mort, la peur possède les hommes. Elle les ronge.

 

J’ai vu des gars se mutiler pour fuir la peur. Pour eux, la souffrance n’était pas une peur. En tout cas cette souffrance-là pas de cette peur-là. C’était une délivrance ; la fin d’une interminable, insupportable, insurmontable sans doute chasse dont le gibier n’était autre qu’eux.

 

J’ai vu des gars de l’ambulance, des infirmières et des chirurgiens, la boule au ventre, s’exposer aux feux de l’ennemi pour sauver des vies. Ils savaient que ce n’était pas en serrant les dents sur un bout de bois qu’on soulageait la douleur de l’extraction d’une balle de shrapnel ou l’amputation d’un membre. Ils savaient que le linge humide n’empêchait pas les gaz d’asphyxier et que, dans ces hôpitaux de fortune, la promiscuité des blessés facilitait la propagation des maladies. Et pourtant, ils couraient dans les tranchées récupérer les copains. Elles séchaient les fronts, assistaient les chirurgiens  sous les tirs ennemis, au risque de se trouver à leur tour à la place des copains.

 

J’ai aussi vu des gars prostrés pour une lettre d’amour. L’émotion les submergeait. Ils étaient désemparés. Ils avaient peur de ne plus jamais revoir leur amour. Des hommes robustes, pas faciles, sombraient sur la photo d’un enfant.

 

J’ai aussi ressenti la peur dans les lettres que m’envoie ma famille ou ma fiancée comme dans celles que reçoivent les copains. Loin des combats, loin de cet orage qui dure depuis des ans maintenant, nos proches souffrent pour nous et saignent de nos plaies.

 

La peur, Monsieur le curé, je crois savoir un peu, un tout petit peu, ce que c’est. Je l’ai fréquentée souvent dans nos tranchées ou à la conquête de points stratégiques, dérisoires en vérité. Jamais, je vous le dis, je n’ai pu l’apprivoiser.

 

L’intensité des secousses qu’elle provoque tout le long du corps et qui carillonnent dans la tête est bien plus oppressante que les détonations des mitrailleuses et des obus.

 

Monsieur le curé, je n’ai jamais entendu Dieu, la vierge Marie ou un saint me parler… mais la peur, je l’entends à chaque instant.

Parfois, elle me glisse à l’oreille ‘Tiens ! Vas-y ! Passe par ici !’ et je devine le danger.

D’autres fois, sans se dissimuler le moins du monde, elle me hurle ‘Va crever !’ ou ‘Regarde, là-bas ! C’est ton p’tit frère.’

 

Monsieur le curé, j’entends la peur chuchoter à mon oreille mais je n’entends pas Dieu. C’est que la peur est plus forte que Dieu ?  C’est que nous sommes plus sensibles aux sons qu’elle peut émettre ?

 

Monsieur le curé, une fois encore, je vous confie ma misère. J’aimerais tant vous confier mon bonheur et mes espoirs. Mais le temps n’y est pas.

 

Monsieur le curé, prenez bien soin de ma famille. Donnez-leur mes meilleures nouvelles, c’est-à-dire que je suis toujours vivant et conscient. Protégez-les de la peur.

 

Monsieur le curé, prenez soin de vous.

 

Votre ami, Emile Sempoudrio



11/04/2020
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